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Bonne ou mauvaise agricultrice ?

Déconstruire les préjugés, cultiver le dialogue

Pourquoi critique-t-on les agriculteurs ?

Depuis plusieurs années, les agriculteurs sont devenus la cible d’un discours critique ambivalent, oscillant entre culpabilisation écologique, fantasme du « paysan idéal » et exigences alimentaires contradictoires. Dans l’imaginaire collectif, l’agriculture incarne à la fois la solution et le problème : elle nourrit, mais pollue ; elle protège la nature, mais semble l’abîmer.

Cette tension a donné naissance au phénomène nommé agri-bashing. Ce n’est pas une plainte de professionnels vexés, et ce n’est pas juste une posture syndicale. C’est une réalité violente — sociale, morale, parfois symbolique. Critiquer les agriculteurs devient un exutoire collectif face aux crises écologiques, économiques et sanitaires. Et cela se concentre sur des producteurs visibles, plutôt que sur les véritables rouages systémiques (industrie, distribution, législation…).

Mon expérience du rejet : 2018–2019, une claque violente

Je me souviens d’une période particulièrement rude : 2018–2019. Les critiques étaient omniprésentes. Je ne reconnaissais pas dans l’image de mon métier faite par les médias, ni les valeurs dans lesquelles j’avais grandi. L’agriculture que j’incarnais était effacée au profit d’un discours polarisant.

Des citoyens pensaient et disaient aux agriculteurs et agricultrices : “Vous empoisonnez les gens.” “Vous êtes complices du système.” Et je me demandais : « pourquoi tant de haine, alors que je donne tout pour produire bien, local, vivant ? »

Au début de ces années de tensions, je suivais tous les débats sur les réseaux sociaux, à la télévision, dans les articles. J’étais dans une forme de veille constante, espérant comprendre, peut-être corriger les choses. Mais cela me faisait mal au cœur. J’observais des raccourcis, des simplifications brutales. Je voyais le monde agricole représenté comme un combat manichéen entre le bien et le mal, sans nuances, sans diversité de récits, ni reconnaissance de la pluralité de nos métiers. 

Dans le même temps, je ressentais une pression interne : même au sein du monde agricole, les divisions étaient fortes. Le bio contre le non-bio, les petits contre les gros, les anciens contre les jeunes… Et toujours cette idée que gagner sa vie serait suspect.

Aujourd’hui, j’ai pris du recul. Je n’ai plus envie de me laisser polluer l’esprit, ni d’alimenter une spirale négative qui augmenterait ma charge mentale. J’agis. Je veux rester positive, être bien dans ma tête, dans mon corps, et prendre les bonnes décisions pour ma pépinière et mon association.

Toujours devoir se justifier ?

Lors de mes premières visites de serres, j’étais timide, débutante. On me questionnait sur tout :

  • Les semences ? Hybrides ou paysannes ?
  • Le terreau ? Avec ou sans tourbe ?
  • L’eau ? Le mode d’arrosage ? Le label bio ? Le transport ? L’empreinte carbone ?

Et puis j’ai eu ce déclic :

Est-ce qu’on visite la cuisine centrale avant de manger à la cantine ? Est-ce qu’on inspecte l’usine Panzani avant d’acheter ses pâtes ? Est-ce qu’on demande d’où viennent les seringues avant une prise de sang ? Non. Parce qu’on fait confiance.

Alors pourquoi cette suspicion permanente envers les agriculteurs ?

Préjugés, biais… et réseaux sociaux

  • Préjugé : jugement préconçu, basé sur des stéréotypes. Exemple : “Les agriculteurs sont forcément pollueurs.”
  • Biais cognitif : distorsion automatique de la pensée (biais de confirmation : on ne voit que ce qui confirme nos croyances).
  • Réseaux sociaux : non neutres, ils favorisent les réactions rapides, émotionnelles, polarisantes — images chocs, discours sans nuance. Résultat : les témoignages nuancés sont ignorés, les caricatures amplifiées.

J’ai été directement confrontée à cela. Une simple photo de moi dans un champ ? On me reprochait le labour. Un article neutre sur les femmes en agriculture ? J’y ai lu des commentaires sexistes. Une remarque posée avec bienveillance devenait prétexte à débat violent. Et dans ce vacarme, la parole des agricultrices est souvent plus vite disqualifiée.

Moments de confrontation… et d’apprentissage

Pourquoi tant d’incompréhension ?

À certains moments, je me suis aussi posé cette question : à quoi bon ?
Tous les labels sont critiqués : le bio, qu’on soupçonne de récupération marketing ou d’hypocrisie ; le HVE (Haute Valeur Environnementale), qu’on accuse de greenwashing ; le conventionnel, qu’on caricature en destructeur.
Alors on fait quoi ?
Quand on cultive, on prend des décisions au quotidien — jamais parfaites, toujours contextuelles. Et ce que j’aimerais, c’est qu’on reconnaisse la sincérité de l’effort, même s’il n’est pas estampillé par tel ou tel label.
Parce qu’au fond, ce qui compte, ce n’est pas l’étiquette, mais l’engagement réel, le respect du vivant, la capacité à faire évoluer ses pratiques.

Une autre cause majeure d’incompréhension, c’est tout simplement que très peu de personnes aujourd’hui vivent ou ont vécu dans un environnement agricole.
En France, moins de 2 % de la population active est agricultrice. La plupart des citoyens n’ont plus de racines paysannes directes, ni de lien familial ou amical avec des producteurs.
Cela crée une distance culturelle profonde, qui alimente les malentendus, les projections, et parfois même le mépris.

Car ce qu’on ne connaît pas, on l’imagine — et souvent à tort.

Cette incompréhension entre citoyens et agriculteurs est ancienne, mais elle a pris une ampleur nouvelle avec la montée des débats publics sur l’écologie, la santé, la consommation. Elle vient souvent d’un décalage d’expériences : ceux qui produisent vivent dans un rapport concret au vivant, au temps long, aux contraintes de terrain ; ceux qui consomment ont souvent un regard façonné par les images, les discours médiatiques ou militants.

Prenons quelques exemples concrets :

  • Du côté des citoyens : certains voient un champ couvert de bâches ou de serres, et parlent de « mer de plastique » ou d’artificialisation, sans comprendre que ce sont des outils pour produire localement, en respectant les cycles, et même en bio.
  • Du côté des agriculteurs : on peut parfois caricaturer les urbains comme déconnectés, donneurs de leçons ou ignorants, sans voir qu’il y a aussi de la sincérité, une envie de comprendre, de s’engager autrement.

Un jour, lors d’un forum à Montpellier, un influenceur très côté m’a expliqué, en deux minutes, ce que sont les semences, selon un ami à lui. Il voulait bien faire. Mais moi, après 12 ans de terrain, j’avais le sentiment que ma parole n’avait aucune valeur pour lui. Nous ne parlions pas le même langage.

Lors d’un repas à Paris avec une association écologique, une représentante m’a regardée droit dans les yeux et m’a demandé : « Qu’est-ce que vous savez des vers de terre ? Est-ce que vous travaillez bien ? » Comme si ma légitimité devait passer un interrogatoire. Un autre membre d’une autre association, avançait avec assurance des informations erronées sur l’agriculture, persuadé d’avoir raison.

Là encore, j’ai senti ce décalage abyssal entre l’expérience de terrain et les discours théoriques.

Une autre fois, une journaliste venue couvrir un événement dans ma pépinière a confié, à la fin, qu’elle avait eu peur en arrivant : à l’entrée, elle avait vu « des mers de plastique ». En fait, il s’agissait de tunnels de culture pour des melons, et nos serres de jeunes plants. En discutant, ses préjugés sont tombés.

L’incompréhension naît aussi du rythme des échanges. Là où le terrain appelle la nuance et la lenteur, les réseaux sociaux poussent à la simplification et à l’émotion. Là où l’agriculture demande de composer, les discours publics veulent trancher.

Mais ce fossé n’est pas irréversible. Il faut le combler par le dialogue, par la pédagogie mutuelle, par le respect. Chacun a à apprendre de l’autre. Et c’est dans ce va-et-vient entre les mondes que peuvent naître des compréhensions nouvelles, fécondes, durables.

Prendre la parole, c’est aussi cela : faire tomber nos propres préjugés. Ceux que je peux avoir envers mes confrères, consœurs, consommateurs, écologistes, ou simples curieux. Nous portons toutes et tous des a priori. Ce n’est pas une fatalité. Mais ça demande de l’humilité, et du dialogue.

L’intérêt sociologique : comprendre pour mieux rassembler

Opposer les groupes sociaux (bios contre conventionnels, urbains contre ruraux, femmes contre hommes, jeunes contre anciens…) permet de figer les rapports de domination. Mais cette fracture n’est pas une fatalité. À travers les échanges, l’écoute mutuelle, les récits croisés, il est possible de reconstruire une compréhension collective du monde agricole dans toute sa complexité. Et de faire émerger des solutions nouvelles, partagées, réalistes et sensibles.

Le sociologue comme François Purseigle ont souligné l’importance de replacer l’agriculture dans le récit collectif, en montrant comment les mobilisations récentes témoignent d’un besoin d’identité et de reconnaissance. De son côté, Éric Fougier, politologue, s’est penché sur les perceptions de l’agriculture dans les médias et souligne que la polarisation des débats empêche souvent d’aborder les questions agricoles avec nuance. Il plaide pour une médiation plus équilibrée entre exigence environnementale et reconnaissance du travail paysan.

De son côté, Valérie Jousseaume, dans Plouc Pride, montre comment la ruralité est sans cesse ramenée à des clichés : ploucs, ringards, conservateurs ou ignorants. Elle appelle à une réhabilitation de l’identité rurale et paysanne, dans toute sa richesse et sa diversité.

Crises, Covid et changement de regard

En 2020, la crise sanitaire a tout bouleversé. Soudain, l’opinion a changé. On saluait les agriculteurs. On valorisait les circuits courts. Les mêmes personnes qui nous critiquaient hier nous soutenaient publiquement.

Et tu sais quoi ? On a le droit de changer d’avis.

Depuis, il y a eu les grandes manifestations agricoles de 2024, déclenchées par un ras-le-bol généralisé dans toutes les filières. Petits producteurs, éleveurs, maraîchers, bios ou conventionnels se sont unis pour dénoncer une accumulation de normes, un manque de reconnaissance et l’absence d’écoute institutionnelle. Les blocages de routes, les actions symboliques, les barrages filtrants ont envahi le territoire.

Ces mobilisations, analysées par le sociologue François Purseigle, reflètent une diversité du monde agricole souvent mal comprise. Il parle d’« une colère plurielle » qui exprime un besoin de reconnaissance culturelle autant qu’économique. Pour lui, c’est aussi la conséquence d’une fracture entre les territoires productifs et les centres décisionnels.

En réponse, la loi Duplomb, adoptée en juillet 2025, a suscité de vives controverses. Défendue comme une loi de simplification administrative, elle introduit :

  • Un allègement des contrôles environnementaux,
  • Un élargissement des possibilités d’extension des exploitations,
  • La reconnaissance d’intérêt général pour certaines réserves d’eau (retenues de substitution),
  • La réintroduction de certains produits phytosanitaires comme l’acétamipride.

Pour ses défenseurs, il s’agit d’un « bol d’air réglementaire » pour une profession à bout de souffle. Pour ses détracteurs, elle marque un recul environnemental majeur. Une pétition citoyenne contre cette loi a dépassé les deux millions de signatures, un record historique.

Le sociologue Jean Viard rappelle que l’agriculture structure le lien au territoire, à la mémoire collective, à la souveraineté alimentaire. Il appelle à replacer le paysan dans la démocratie culturelle.

La géographe Catherine Darrot, quant à elle, étudie les nouvelles formes d’engagement agricole. Elle montre que les jeunes paysans cherchent à articuler éthique, écologie et revenu viable, sans se laisser enfermer dans des étiquettes idéologiques.

L’agriculture est (enfin) revenue au centre de la société. Mais elle mérite un traitement à la hauteur : ni clivant, ni caricatural.

Des voix journalistiques et éditoriales contribuent aussi à cette réflexion. Pendant les années les plus tendues de l’agri-bashing, deux figures ont particulièrement pris la parole pour défendre le monde agricole : Emmanuelle Ducros et Sylvie Brunel.

Emmanuelle Ducros, journaliste spécialisée, s’efforce dans ses chroniques de déconstruire les idées reçues sur les pratiques agricoles françaises. Elle défend une vision fondée sur les faits, la rigueur scientifique et la connaissance du terrain, rappelant que l’agriculture ne peut être réduite à des symboles simplistes. Elle a largement contribué à remettre en question les raccourcis véhiculés dans les médias, notamment lors des débats houleux de 2019 à 2021.

De son côté, Sylvie Brunel, géographe et ancienne présidente d’Action contre la Faim, s’est imposée comme une voix puissante et engagée. Elle dénonce le mépris de classe souvent associé à la critique de l’agriculture conventionnelle, et insiste sur la nécessité de soutenir les producteurs plutôt que de les accabler. Dans ses nombreux ouvrages et tribunes, elle martèle que les paysans sont un rempart vital face à l’insécurité alimentaire mondiale, et que la souveraineté agricole est un pilier stratégique pour toute nation.

Ces deux femmes ont, chacune à leur manière, contribué à redonner une légitimité à la parole paysanne dans l’espace public.

Vers une parole apaisée et constructive

 Une boîte à outils citoyenne pour mieux dialoguer avec le monde agricole

 Avant de critiquer, je me pose ces questions :

  • Est-ce que je connais vraiment ce métier ?
  • Ai-je déjà visité une ferme ou écouté un agriculteur raconter son quotidien ?
  • Suis-je en train de juger une personne ou un système plus large ?
  • Est-ce que mon avis repose sur une expérience, une émotion, ou un stéréotype ?

 Pour soutenir une agriculture plus humaine :

  • Aller à la rencontre : visiter une ferme, un marché paysan, un événement rural.
  • S’informer auprès de plusieurs sources, y compris celles d’agriculteur·rice·s directement.
  • Éviter les généralisations : chaque ferme est unique, chaque choix a ses raisons.
  • Valoriser la diversité des modèles : bio, HVE, conventionnel, permaculture, etc.
  • Encourager le respect dans les échanges, surtout sur les réseaux sociaux.

 Pour ouvrir un dialogue plutôt que cliver :

  • Remplacer “Vous polluez” par “Comment gérez-vous l’équilibre entre production et environnement ?”
  • Poser des questions au lieu d’imposer des jugements.
  • Reconnaître que chacun a des contraintes, des dilemmes, des engagements.

Parce que mieux comprendre, c’est déjà commencer à mieux vivre ensemble.

Comme dans la vie, tout n’est pas tout blanc ou tout noir. Il y a des nuances. Des contradictions. Et j’en suis la preuve.

Je suis agricultrice. Je suis femme. Je suis humaine. Je me trompe. Je réussis. J’évolue.

J’ai des biais, moi aussi. Mais je tente de les interroger, de les comprendre. Car personne ne détient la vérité absolue. Nous avons chacun notre regard, nos histoires, nos filtres.

Je prends la parole pour dialoguer, pas pour diviser. Pour transmettre, pas pour imposer. Pour créer des ponts entre des mondes qui se méconnaissent encore trop souvent. Pour faire émerger une parole paysanne authentique, sensible, légitime, qui n’oppose pas mais qui relie.

Pour laisser une trace. Celle d’une agricultrice. Pas celle de quelqu’un qui parlerait à ma place.

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 Des chiffres qui parlent

  • En 1970, environ 20 % de la population active était agricole.
  • En 2025, c’est moins de 2 %.
    Cela veut dire que la majorité des citoyens n’a jamais mis les pieds dans une ferme ni côtoyé des agriculteurs de près.

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