Et je ne me reconnaissais pas dans l’image des agricultrices françaises.
Par Amandine Toulza
Dans les récits dominants, l’agricultrice est enfin valorisée. Mais à certaines conditions :
Elle est blanche, diplômée, souvent citadine, reconvertie, en bio, en élevage ou grandes cultures, seule sur son tracteur, héroïne moderne sauvant une ferme familiale.
Un portrait valorisant, oui. Mais surtout très normé.
Et moi, je n’y suis pas.
Je suis fille et petite-fille d’agriculteur·ices, dans le Quercy et à L’ile de la Réunion.
Je suis métisse, issue d’une classe sociale très modeste, co-porteuse d’un projet agricole dans le végétal, aux marges des récits attendus.
Et je suis légitime.
Des récits agricoles trop étroits
Aujourd’hui, ce sont souvent les parcours de reconversion qui captent l’attention : rupture radicale, quête de sens, retour à la terre. Ces récits ont leur valeur, bien sûr. Mais ils sont devenus la norme désirable, au détriment des trajectoires discrètes, enracinées, collectives.
On ne parle pas – ou très peu – de celles et ceux qui :
- ont grandi dans des familles agricoles,
- se sont installés en couple ou en collectif,
- ont appris par le terrain plutôt que dans des écoles d’agronomie,
- ou ont été dissuadés d’en faire leur métier, comme moi.
Mes parents, eux-mêmes agriculteurs, m’ont déconseillé d’embrasser cette voie. Leur expérience – et celle de mes ancêtres coupeurs de canne – était celle d’un travail rude, mal payé, peu reconnu. Ce métier était synonyme d’épuisement, de précarité.
Et pourtant, c’est vers lui que je suis revenue, autrement.
Mon chemin, entre deux territoires et deux réalités
Je suis métisse, issue d’un métissage multiple, entre le Quercy et La Réunion. Ce n’est pas une simple identité génétique ou culturelle : c’est un ancrage entre deux agricultures, deux histoires familiales, deux rapports à la terre. C’est aussi une absence flagrante dans les récits agricoles français. Ce croisement fait partie de ma trajectoire, de ma sensibilité, et de ma façon d’habiter ce métier.
Mon parcours ? Un BTS Tourisme, une année à l’étranger, des stages, du bénévolat, du travail saisonnier. Pas de grande école, pas de master.
Aujourd’hui, je cultive des semis, des jeunes pousses, dans une pépinière portée avec mon conjoint. . Beaucoup de soin, de minutie, de quotidien.
Je ne suis ni salariée, ni exploitante au sens strict. Mon statut est flou, administratif, mais ma légitimité, elle, est claire.
Je fais partie d’une agriculture invisible.
L’oubli persistant des agricultures d’Outre-mer (et des réalités horticoles)
Où sont les récits agricoles ultramarins ?
Où sont les femmes qui cultivent ailleurs qu’en métropole ?
Où sont les paysan·nes de la filière horticole, trop souvent considérée comme marginale ou « non nourricière » ?
À La Réunion, en Guadeloupe, en Guyane, en Polynésie ou à Mayotte, on cultive. On résiste. On invente.
Mais on en parle peu. Trop peu.
Et pourtant, les problématiques sont les mêmes que dans l’Hexagone :
- Revenu agricole faible
- Complexité réglementaire
- Rigidité des politiques publiques
- Accès au foncier
- Poids de la norme productiviste
- Écologie et changement climatique
- Transmission difficile
Mais à tout cela s’ajoutent des fractures spécifiques aux Outre-mer :
- Géographique, avec des territoires éloignés des centres de décision.
- Historique, avec la persistance de logiques postcoloniales dans les politiques agricoles : on nous dit encore quoi produire, comment, pour qui, et à quel prix.
Et si on parlait aussi des filières « de l’ombre » ?
Je travaille dans un secteur peu valorisé médiatiquement : la production de plants potagers.
On parle beaucoup de maraîchage, d’élevage, de céréales… mais très peu de celles et ceux qui préparent les cultures des autres.
Et pourtant, c’est un métier exigeant, technique, lent, fondamental dans la chaîne du vivant.
Nous sommes peu, mal reconnu·es, souvent invisibles dans les statistiques agricoles… mais nous sommes là.
Visibiliser les parcours atypiques est un acte politique
Raconter mon histoire, ce n’est pas chercher à me faire valoir.
C’est briser un silence.
C’est dire à d’autres femmes métisses, à d’autres enfants d’agriculteur·ices ultramarins, qu’ils et elles ont leur place.
C’est questionner la mise en scène de l’agriculture dans les médias, dans les formations, dans les campagnes de communication.
Parce que non, il n’y a pas un seul modèle d’agriculture désirable.
Chaque parcours est prestigieux
Le prestige, ce n’est pas le nombre d’hectares.
Ni le nombre de diplômes.
Ni le nombre d’abonnés sur les réseaux.
Le prestige, c’est :
- l’engagement quotidien,
- le soin du vivant,
- les solidarités locales,
- la constance dans l’ombre,
- les gestes modestes mais essentiels.
Je ne suis pas une exception.
Je suis l’une des nombreuses invisibles.
Et je choisis aujourd’hui de ne plus me taire.